• * Sud à l'eau

    * Sud à l'eau

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    Une pirogue, deux pirogues en mer ; le mauvais temps vient plus vite que leur retour du large, à la voile. Les rouleaux forment déjà un barrage infranchissable parallèle­ment à la côte terne et floue.

    Ce n'est pas le vent favorable du Sud ramenant à la terre, mais un vent d'Ouest froid et noir de pluie tempétueuse. Les hautes lames se réveillent, se bousculent, montent toujours plus haut, comme pour voir plus loin ; elles écument et engloutissent sur le chemin du retour les six pêcheurs embarqués à l'aube et les pirogues surchargées de poissons multicolores. Tout se mélange alors dans les profondeurs de l'océan ; poissons déjà morts de trop d'air respiré, pêcheurs en train de mourir de trop d'eau avalée.

    Puis le bref ouragan, aussi bref qu'imprévisible, rend un ciel bien lavé, comme une toile neuve, bleutée, éblouis­sante.

    Les dizaines de cases faites de hampes d'aloès branlan­tes, frêles, sont silencieuses de leur contenu. Plus que des vieux, muets, et quelques enfants hébétés, si petits, à quatre pattes encore ; personne ne pleure.

    Le vieux, celui qui radote, l'avait bien dit : « Ne partez pas tous à la fois, on vendra moins de poissons au marché de Beloha ; cela ira quand même ».

    Les jeunes, têtus, leurs pirogues rapiécées, étaient partis malgré tout, tous.

     

    * Sud à l'eau

     

    On ne pêche plus qu'au fil, au bord de l'eau, à marée basse, sur les rochers glissants qui émergent ; on fait du ramassage : crabes, crevettes, langoustes, coquillages. La nourriture devient monotone, rudimentaire, alors qu'aupa­ravant de gros poissons bien en chair emplissaient les marmites de fonte.

    Mais qui pourrait monter en pirogue ? L'extrême vieillesse et l'extrême jeunesse seules subsistent dans le village délabré, avec quelques femmes occupées à des travaux domestiques, des champs à planter, sarcler le mil, le maïs, chercher des termites de plus en plus loin pour élever les rares poulets faits d'os et de plumes.

    La mer est là devant, pleine de mangeailles, d'anciennes carapaces de tortues en témoignent. Les marmites ne suffi­saient plus alors, et l'on cuisait des dizaines de kilos de viande à la fois.

    Les vieux sont songeurs, les jeunes grandissent tant bien que mal.

    Retsira, le fils d'un pêcheur disparu, Retalora la fille d'un autre, et quelques plus jeunes encore, se défendent difficilement contre les risques de la nature, trop chaude, trop sèche. Et pourtant, que d'eau ! que d'eau représente cette mer avec les bons vents doux du Nord le matin, du Sud le soir. Tout est si régulier, comme les marées qui amènent et découvrent à chaque voyage les crustacés nécessaires à la subsistance du hameau écrasé sous le soleil, ou drapé la nuit d'un clair de lune hautain, mais rarement arrosé par les orages qui vont toujours se fracasser au sol, à l'horizon, hors de portée.

    Le soir venu, femmes et enfants font cercle autour du vieux qui radote, mais qu'on écoute maintenant, pendant qu'une fumée bleuâtre se tortille s'échappant d'un tas de brindilles que les braises mordent lentement. 

        "Il était une fois, il y a bien longtemps..."

        Cela débute comme n'importe quel conte pour enfants.

        Et il raconte les mers plates, les pirogues faisant la course pour sortir de la baie minuscule et atteindre la haute mer poissonneuse, les retours dans les rouleaux, pas bien méchants, en plein midi éclatant, les voiles battant gaiement sous le vent du Sud poussant vers le bercail.

     

     

    * Sud à l'eau

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        Les poissons, des montagnes de poissons étripés, empalés puis mis à sécher dans la fumée du foyer ; les tortues monstrueu­ses dont les morceaux de chair sont comme de la viande de zébu et dont on voit encore les têtes blanchies, là-bas, au bout des perches, sur la dune dorée. Et le vieux raconte, raconte, comme s'il s'agissait de vieilles légendes des temps qui ne reviendront jamais plus.

     

        Retsira, peu à peu, devient un adolescent. Quant à Retalora elle ne court plus parmi les buissons épineux et trapus, la poitrine nue comme ses amies plus jeunes, car elle voit avec surprise des rondeurs s'y former.

    Un jour, Retsira n'alla pas à la pêche, à marée basse, dans les rocailles pleines d'anfractuosités prometteuses pour un garçon habile comme lui. Il avait dit à Retalora : « maintenant tu pêcheras pour nous deux...»

       Sur la plage, le voilà qui s'affaire à retourner une vieille pirogue, la moins abîmée, au fond encore solide. Au large, la mer est accueillante et molle ; les anciennes carapaces de tortues brillent de leurs bosses étoilées, à demi-ensablées, semblables à des vasques retournées.

    Retsira s'étant affirmé à lui-même cette décision, la plage aux pirogues, depuis longtemps désertée, s'anime désormais. Tous les jours, avec les conseils des vieux dont les yeux s'allument, il rafistole l'embarcation, morceau par morceau, et aussi le bois de la pagaie qu'il taille souple et résistante à la fois, piquant des arbustes aux feuillages glacés, pour en recueillir le suc et calfater les emplacements délicats, les fentes mal jointes.

    Et puis un jour, tout le village rassemblé avec des yeux ronds pleins de reflets, regarde Retsira agité, fébrile, poussant la pirogue achevée sur le sable mou. Depuis si longtemps qu'une pirogue n'avait évolué dans la baie, des cris joyeux s'élèvent autour d'elle ; c'est un événement. Les derniers épis de maïs précieuse­ment conservés sont déterrés de leur cache, bouillis et mangés dans l'allégresse, et Retalora, plus que les autres a admiré Retsira.

    Ne sont-ils pas destinés l'un à l'autre ? Du même âge ? Dans ce village où il n'y a pas d'autres filles, pas d'autres garçons de leur adolescence frémissante. C'est à eux que revient la tâche de réveiller le village amorphe, par de nombreuses pêches et de nombreux enfants. Ainsi pen­saient les vieux aux poils gris. Le village ne disparaîtrait pas ; Zanahary veillait, dur et clément à la fois.

    Retsira rame prudemment ; l'ancien l'a saturé de recom­mandations. La voile, un lamba bien lavé renforcé de fil de raphia, dessine son ombre mouvante sur l'eau claire et verte. Les filets ont été recousus, les flotteurs tiennent bon quoiqu’un peu hétéroclites. Tout est prêt. Mana, un jeune gamin de dix ans, l'accompagne, plein de joie dans ses fonc­tions de mousse, pendant que le soleil sort majestueusement à l'Est de la mer et que la lune encore brûlante jette ses derniers feux dans la nuit opposée.

    Sans peine, la faible barre est franchie ; la rame bat bien l'écume pendant que la voile se gonfle posément.

     

    Sud à l'eau

    Christian Vaisse

        « Reste bien en vue de la côte, lui ont dit les vieux, et quand le soleil surplombera le village, tends ta voile pour rentrer avec le vent ».

    Le filet est tiré lentement, comme par crainte d'en laisser échapper un seul poisson. Au niveau de la pirogue le jeune Mana y puise à pleines mains des choses frétillantes, luisantes, plus grosses que ses bras de gosse heureux qu'il est en ce moment, pendant que Retsira tient fermement la pêche à fleur d'eau.

    Des verts, des rouges, des gris, des bleus, des poissons aux couleurs violentes comme les poissons perroquets, cette pêche toute scintillante d'argent et clinquante au soleil, gît maintenant dans la pirogue dangereusement pleine.

    Filet hâtivement plié, voile hissée au vent levé, rame en gouvernail, Retsira file comme un coupable, littéralement emporté vers la côte d'où s'échappent des spirales de fumée bleutée qui se fondent dans le ciel. Excellent présage ; sa pêche a été certainement aperçue du village, et les yeux usés ont dû voir les éclats des poissons reflétant comme des miroirs les rayons du soleil !

    La barre, plus imposante qu'à l'aube, après une brève secousse les porte d'une seule poussée vers la plage pendant que vivement la voile est descendue. La pirogue heurte le sable fluide et est aussitôt entourée par les tout-petits, par les tout vieux aussi, retrouvant pour un instant des jambes alertes. Maintenant on pourra manger, toujours manger.

     

    * Sud à l'eau

     

    Le village se réorganise, Retsira par beau temps, va à la pêche en haute mer, souvent seul ; parfois il accepte le petit Mana, une fois ou deux même il a emmené Retalora, mais ces deux-là sont surtout chargés de se rendre au marché hebdomadaire de Beloha pour vendre les poissons en sur­nombre qui ont été préalablement fumés. Retalora est toute fière de cette mission et ramène argent, tissu, pétrole, sel.

    Retsira caresse nonchalamment de ses larges mains durcies, le corps de Retalora abandonné sur la natte qu'elle a achevé de tresser la veille. « C 'est pour toi » lui a-t-elle dit en la lui donnant ; « pour nous », a-t-il répondu.

    Et de la natte au corps de Retalora, plus lisse qu'un poisson doré, les mains de Retsira n'ont pas flâné. Par jeu, simplement. Retalora ferme à demi les yeux qu'elle a trop vifs. Ils ne sont pas encore mari et femme et ils rient comme des enfants, de grands enfants, des jeux d'avant.

    Mais Retsira perçoit son propre trouble et se lève de la natte traîtresse : « je vais parler aux vieux, Retalora, je n'irai pas à la pêche, le temps seulement de nous construire une case ».

    Elle bondit d'heureuse surprise et frottant sa poitrine saillante et dure comme de gros coquillages contre celle de Retsira, elle lui frotte de son nez froid la joue droite puis la gauche, grand signe de tendresse ; il en fait de même et la quitte en chantant, aussi joyeux, sinon plus, qu'à son premier jour de pêche, et passe devant le petit Mana ébahi, accroupi, sur le filet en tas qu'il sait raccommoder mainte­nant comme un pêcheur chevronné.

    Retsira et Retalora sont désormais fiancés.

    Le temps n'est pas toujours beau ni les pêches aussi fructueuses que la première, mais Retsira prend de l'assu­rance, s'enhardit, vogue plus au large, à la recherche d'en­droits plus poissonneux, plus dangereux aussi. La case est pratiquement terminée, les vieux, les femmes, attendent le grand jour du mariage de Retsira et Retalora, qui sera fixé d'après certains signes dans la lune tachetée, la présence de certaines étoiles en triangle, les rosées plus denses sur les feuilles de patate, d'après aussi l'importance de la pêche, afin que cette union soit bénéfique pour le couple et pour le village.

    « Dès qu'une tortue de mer sera harponnée, les festivités commenceront », viennent de décider les vieux. « Mais, sois prudent ont-ils dit à Retsira, çà se débat, une tortue, c'est plus gros que toi parfois, ça circule en haute mer, et si tu chavires, personne ne pourra te venir en aide ».

    Cependant les carapaces fendillées, les crânes blancs et comme ricanants sur le haut de la dune séparant le village de la mer, et la pensée de Retalora surtout, languissante et désirable, excitent Retsira dans son légitime orgueil, comme dans son amour.

    « Pourquoi ne ramènerais-je pas aussi une tortue, des tortues, comme mes parents, comme les ancêtres ?» Et il se prépare à prendre la mer. La nuit venue, Retalora, timide­ment, s'approche et l'implore : « laisse-moi venir avec toi, je tiendrai la rame, je tendrai la voile pendant que tu t'occupe­ras de la bête ; j'ai si peur de te savoir tout seul Retsira ! » Mais il éclata d'un rire sain, éblouissant d'une dentition solide­ment plantée : « ce n'est pas un travail de femme ! Attends-moi sagement, aie confiance, j'y arriverai puisque tu m'es destinée. La tortue, je la ramènerai et d'autres encore avec ». Ils se séparèrent sur des frottements de nez contre joues en se humant longuement.

     

    Sud à l'eau

     

    Les tortues font surface par mauvais temps surtout et se laissent flotter sur l'eau. Les vieux sont tout de même in­quiets sachant bien que leur carapace, d'une vague à l'autre, peut heurter la pirogue avant que Retsira ne réalise. Mais Retsira est confiant. Le mauvais temps, la mer houleuse, il ne craint plus cela, devenu fort adroit dans le maniement de sa rustique pirogue sans balancier. Il connaît les récifs émergeants, brillants, immobiles au large du Cap Sainte-Marie, sinistre avancée de falaise abrupte, inaccessible.

    Par temps clair on y distingue aussi d'autres masses luisantes, flottantes qui ne sont autres que des tortues massives évoluant autour de certains rocs lisses, isolés, semblant être leur port d'attache. Surtout, il sait en appré­cier la distance. Vue du large, les roches semblent le narguer.

    Mais Retsira veut une tortue sans plus tarder. Tout en naviguant, il se trouve assailli de problèmes nouveaux qui viennent à son esprit pourtant éveillé, et il s'en dépêtre mal. Ecouter les Anciens, ne pas s'aventurer hors de vue de la terre ferme, c'est bien, mais il doit se marier, et une tortue est le prix de son bonheur, et elles sont là, hors de vue de la baie, si proches et si lointaines à la fois ! Ces pensées le rendent soucieux, cette attente ne peut durer.  Il a terminé la case commune, plusieurs nattes fraîches sont déjà enroulées dans un coin, attendant le grand jour. Retalora a ramené une marmite de fonte neuve de Beloha ainsi que des assiettes d'émail fleuries de rouge vif bleu nuit.

     

    * Sud à l'eau

    Musée Flacourt

    Et voici qu'il manque la tortue, une de ces grosses tortues dont la chair grasse et succulente permettrait de se gaver des jours et des jours comme dans un paradis où tout doit être bon, à profusion, tous les jours.

       Le lendemain soir, comme à l'accoutumée, Retsira prépare sa pirogue, et le matin suivant il la pousse à l'eau bien avant l'aube, dans la nuit encore noire et piquée d'étoiles. Le voilà parti pour les récifs du Cap Sainte-Marie.

    Le soleil a déjà bien grimpé de l'horizon lorsqu'il aperçoit les premiers rochers en haute mer, son regard aigii fouille les alentours mais ne découvre que de faibles creux succédant à des mauvaises vaguelettes en lame de rasoir.

    Il est tellement absorbé par sa recherche, qu'au bout d'un moment, en se retournant, il ne voit plus la côte, pas même son profil indécis et embrumé. Il s'inquiète, non de son isolement, mais de l'absence de carapaces dessus et dessous la mer transparente ; il ne voit rien, rien que des poissons agiles, parfois curieux, et des milliers d'huîtres soudées aux rochers.

       Soudain, ses coups de pagaies deviennent moins hési­tants et frappent l'eau en lançant l'esquif droit devant ; au-delà des rocs pointus une vaste tortue musarde et flotte béatement à la surface, il en est sûr, elle vient d'émerger à l'instant comme une énorme bosse de zébu trempée.

     

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    Le soleil est à son zénith et la sagesse commande de rentrer avec la brise du Sud qui doucement se lève ; mais qu'est la sagesse face à ce destin que représente la tortue entrevue ? Retsira encorde rapidement sa lance-harpon et la chasse commence. De tout l'élan qu'il peut prendre dans sa pirogue ballottée, immédiatement barbouillée de sang fu­sant de la blessure.

    Pour son premier coup, il peut se vanter et de son habileté, et de la taille de la bête. Mais il n'a pas le temps de penser davantage ; la tortue a plongé, entraînant la corde­lette trop courte hélas, à laquelle il s'aggrippe ferme, souhaitant ardemment l'affaiblissement sinon la mort de sa victime qui file en zig-zag et en profondeur, inclinant dangereusement la pirogue que les crêtes des vagues em­plissent par petits paquets. La bête géante n'est que blessée, et quand il se rend compte qu'il a les mollets dans l'eau, la pirogue, elle, est déjà en dessous du niveau de la mer, finissant de s'enfoncer dans un léger bouillonnement qui ressemble à un rire.

    Retsira a eu la présence d'esprit de lâcher la corde et de plonger sous la pirogue qu'il s'épuise à remettre à flots, ce qui est tour de force peu commun. Quand, enfin, il peut se laisser choir dans le fond, il est tremblant comme un enfant terrorisé. Plus de pagaie, plus de voile, rien que la pirogue et lui, nus tous les deux, que le vent du Sud levé et les courants marins emportent vers un point d'interrogation qui peut aussi bien être l'abîme grouillant de l'Océan dont le vert tendre devient plus foncé, annonçant des profon­deurs inquiétantes.

     

    Insensiblement une aube nouvelle colore les buissons rabougris aux épines menaçantes, la mer s'éclaire. Le vieux coq presque sans plumes a chanté avec un cocorico rauque et triste. Dans le village, les lattes tenant lieu de portes s'entr'ouvrent, le jour est levé. Retalora a veillé toute la nuit sur la plage au sable grumeleux ; à force de regarder, ses yeux picotent, mais l'écume des cimes des vagues reste pure comme de la neige en flocons ; aucune ligne noire, aucune trace de pirogue ne vient mouiller le moutonnement de l'infini liquide. Le ventre de la mer, lourd et profond, reste insondable comme un fruit inaccessible. Le vent revient dans son mouvement étemel, l'astre solaire s'épa­nouit.

    Peu à peu tous quittent le rivage où une dernière pirogue se laisse enfouir chaque jour un peu plus par le sable clair, grain par grain. On tue le coq ; il ne chantera plus pour signaler le retour ou l'arrivée de quelqu'un. A quoi bon maintenant ? Plus personne ne viendra du large, ni de l'intérieur des terres ; le village va s'engloutir dans la décrépitude, mourir dans le souffle tiède du vent.

    Retalora, harcelée par son corps lisse et musclé, rêve à Retsira, et sa poitrine se gonfle de soupirs, ses mains caressant machinalement sa gorge veloutée., les mains de Retsira, oui c'est lui, c'est pour lui ces hanches qui se creusent à la taille, ces cuisses longues, ces mollets fins, c'est à Retsira tout cela, et puisqu'il ne revient pas, qu'il s'attarde, elle ira les lui porter, mûre à point de désir, et aussi une marmite de sorgho, un morceau du coq bouilli et une calebasse d'eau douce. Tout cela elle le prépare maintenant hâtivement, et la pirogue usagée, décolorée, se trouve vivement extraite de sa gangue de sable chaud. Colmatée maladroitement avec de la sève de famaty, elle tient l'eau, mais a piteuse allure.

    Les vieux ne réagissent plus, aucune parole ne sort de leur bouche et la fatalité étend sur eux son emprise.

    Le lendemain matin, à la marée, avec un léger vent du Nord, Retalora pousse son embarcation à l'eau et tend son lamba gris entre perches frêles qui servent de mâts, voile improvisée que le vent gondole aussitôt, poussant l'esquif hors de la baie, vers le Sud Sud-Est, cap qu'elle s'efforce de maintenir, d'imposer à sa branlante pirogue d'où elle écope fréquemment l'eau qui s'infiltre traîtreusement par une fissure.

     

    * Sud à l'eau

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    Cela ressemble plutôt à un suicide qu'à un sauvetage. Derrière, la terre devient un ruban violet ; devant elle, l'horizon est éclatant comme du fer chauffé à blanc, net de toute trace, de tout indice. Pourtant, c'est bien par-là, vers le soleil, face au soleil du matin montant dans un silence céleste, qu'avant-hier se dirigea Retsira.

    Retalora a sursauté, son regard ne l’a pas trahie, elle a vu quelque chose; mais au lieu de ligne sombre d'une pirogue ce ne sont que deux mouettes blanches et grises, indifféren­tes, qui s'ébattent au ras des vagues basses.

    Déçue mais non désespérée, elle maintient le lamba dans le vent, scrute attentivement l'infini  et ne rompt sa surveillance que pour coller un peu de sorgho ramolli dans la fissure qui coninue à suinter. 

    Face à elle surgit une masse enrobée d'embruns, elle la connaît par ouïe dire ; c'est le célèbre Cap Sainte-Marie, à l'extrême-sud de l'Androy, falaise presque verticale avec des dents de rochers noirs dans son prolongement en mer, for­midable piège à navires, qui, jadis, s'échouaient là, défini­tivement brisés. Peu d'espoir de survie était permis aux naufragés qui, s'ils parvenaient à toucher terre, ne rencon­traient qu'une maigre végétation arbustive découpée en lames de scie, sans feuilles, et dont les branches griffues, cassées, laissaient s'écouler une sève blanche et parfois mortelle.

     

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    Retalora frissonne ; ne voulant pas s'avouer sa peur, elle réalise subitement la folie de son expédition et guette le moindre indice de changement de vent qui pourrait la jeter sur la falaise désertique, sinistre même au grand jour. N'est-ce pas fréquentée par les âmes, les fantômes de tous les marins qui l'ont eue pour dernière demeure ?

    Cependant, elle observe en vain. Voici qu'apparaissent des rocs nus entre deux mouvements de vagues mousseu­ses. C'est d'une nudité atroce, mais une force inconsciente la fait manœuvrer vers eux avec sa petite rame grossière­ment taillée dans un morceau de fantsiholotsy.

    Si Retsira était sur l'un d'eux ? En son for intérieur elle le souhaite farouchement, car au-delà de ces rocs, l'horizon marin redevient sans fin et elle sait déjà que, plus loin, elle ne peut s'aventurer sans aller à sa perte, à la mort qui l'attendrait dans un gigantesque tombeau liquide. Les ro­chers luisants s'approchent de plus en plus, chicots noirs semblant surgir de l'enfer. Retalora les observe. Les uns sont pointus comme des pics, d'autres émergent au ras des vagues ; certains sont arrondis comme des ballons figés. Ses yeux la brûlent et ne voient que les contours, distinguant péniblement les détails.

    Retsira n'est-il pas comme un grain de sable sur l'un de ces rocs silencieux ? Deux longs jours déjà ! Il est peut-être en vie, mais a-t-il encore la force de faire le moindre geste ?

    Retalora appelle, recommence. Le puissant murmure des vagues étouffe ses cris ; le vent tiède emporte le son de sa voix pour l'éparpiller en bribes qui n'ont rien d'humain. Par prudence, elle a amené et roulé la voile. Avec précau­tion, à la rame, elle navigue entre les récifs déserts où des crabes gris sont visibles dans leur fuite précipitée, ce qui lui donne des violents battements de cœur, croyant voir bouger quelque chose d'humain. Elle crie toujours, et cela devient comme un chant de désespérance, comme on pleure, sans retenue ; elle essuie ses yeux humides brûlés, fatigués. Encore un gros crabe qui s'agite là-bas sur un roc plat, il va moins vite que les autres, il ne se sauve pas du tout d'ailleurs, il bouge seulement sur place.

     

    Sud à l'eau

     

    Retalora craint de se tromper, la rame bat follement l'eau mousseuse, ce crabe soudain dressé est un bras qui s'agite lentement et il lui semble avoir entendu comme un écho à son dernier cri. La pirogue voltige, s'emplissant d'eau, Retalora devient imprudente dans son émotion. Qu'importe Retsira est là, là-bas, bien vivant, faible, mais vivant. De justesse elle évite en la raclant, une roche à fleur d'eau, et c'est Retsira maintenant qui lui crie de faire attention et qui s'avance jusqu'au bord glissant du récif où son embarcation s'est fracassée, pour freiner l'esquif qui accoste. Retalora saute et tous deux vivement tirent la pirogue sur la pierre noire.

    Retsira est stupéfait et envahi d'un sentiment indéfinissable, d'une intensité qui le laisse muet. Retalora lui frotte chaleureusement la figure de son nez chaud jusqu' à ce qu'il se cramponne à son corps à pleines mains ; mais prestement elle s'extrait de cette étreinte et lui présente le sorgho, l'eau douce, toutes choses dont il a beaucoup plus besoin pour l'heure que d'étreintes.

       Il mange goulûment sous son regard doux d'amour, veut parler en même temps et s'étrangle. Ils rient tous les deux d'un rire clair, celui d'une victoire merveilleuse, d'un rire de désir aussi, et pendant que le soleil continue son chemin vers l'Ouest, que le vent du Sud file au ras des vagues, ils se sont allongés à l'ombre mince de la pirogue.

       Quel endroit insolite pour devenir femme, la femme de Retsira ! Mais cet instant leur semble le plus beau, bien plus beau qu'il ne pourrait l'être sur la terre ferme dans la plus jolie des cases, et le cri d'amour s'est étalé à l'infini sur la mer, vers le ciel, vers la terre. Leur couche rigide les ramène peu à peu à une réalité plus pressante : rejoindre la grande terre sans plus tarder. Mais si Retalora est parvenue seule, presque miraculeusement, jusque-là, le retour les plonge tous les deux dans la perplexité, car la pirogue, outre son mauvais état n'est pas faite pour les sorties en haute mer et permet juste des excursions dans les eaux calmes de la baie pour un pêcheur solitaire. Son instabilité se confirme lors­que Retsira essaie d'y prendre place derrière Retalora. Sans balancier, cela s'avère impossible. Elle s'est aussitôt re­tournée dès la première vague.

       Retalora est consternée et Retsira contemple tour à tour la bande brunâtre et lointaine du cap massif qui est la vie, le rocher noir sur lequel ils sont accroupis côte à côte, silencieux, qui peut être leur pierre tombale, et les fins nuages blancs filant droit vers la terre. Il ne trouve qu'une seule issue à leur sauvetage commun. Retalora est montée dans la pirogue, elle se dévêt et attache son lamba aux perches malhabilement fixées, et le vent y installe aussitôt son souffle et leur gîte provisoire est déjà loin derrière eux. Retsira, lui, est à l'eau, s'agrippant d'une main à l'arrière de l'esquif, de l'autre tenant la rame qu'il élève de temps en temps pour claquer bruyamment la surface de l'eau lorsqu'un aileron de requin surgit et le suit avec trop d'insistance.

    Retalora a pris la route la plus courte, vers le cap, en face et non de biais comme il faudrait pour atteindre la baie, hélas trop éloignée. Tant pis, ils rentreront en longeant la côte si la pirogue vétusté ne se démantèle pas dans les rouleaux avant d'aborder. Le retour au village pourra s'ef­fectuer à pieds, après une heure de halte pour reprendre des forces dont Retsira aura fort besoin, car au lieu de se laisser traîner comme un poids mort par l'embarcation qui file à bonne allure, il est obligé de battre l'eau constamment pour éloigner les requins, ce qui l'épuise, car un geste trop violent ou simplement malencontreux peut faire chavirer la pirogue qu'il ne doit pas lâcher sous peine d'être irrémédiablement distancé. 

    Retalora l'encourage de son pauvre sourire, et la côte sinistre qui ne s'approche que trop lentement, semble justifier son inaccessibilité. Le creux des vagues s'appro­fondit, l'air a une imperceptible odeur végétale, les requins s'éloignent, abandonnant l'un après l'autre leur poursuite faite de curiosité plutôt que de faim, car ce n'est pas la gifle de la rame sur la mer qui les aurait empêchés de se jeter sur Retsira.

    La côte s'approche, il n'est que temps ; les rouleaux se suivent grondeurs, et s'écrasent avec fracas au pied de la falaise ; la pirogue d'un instant à l'autre sera retournée dans les remous. Retsira et Retalora se surveillent du coin de l'œil tout en observant l'approche de la barre qui va les faire culbuter, car il s'agit d'être près l'un de l'autre à ce moment-là et de se laisser emporter par la dernière vague jusqu'à la terre qui apparaît comme un mur sans issue, à portée d'un jet de pierre.

    La voilà, écumante, violente. Retalora a plongé et agrippe la main de Retsira qui s'abandonne ; le rouleau énorme passe sur eux ; la pirogue a disparu, mais ils sont sauvés. Retalora tire sur la main qu'elle tient fermement et de l'autre s'aide à remonter la pente presque verticale de la falaise hostile.

    Une faille les reçoit ; ils s'y affaissent, à quelques mètres au-dessus de la mer qui gronde et n'a pu s'emparer d'eux.

       Entièrement nus, ils n'en peuvent plus de fatigue. L'astre solaire s'abaisse à l'Ouest à toucher la ligne d'horizon et une tranche de lune pâle se dessine au-dessus de leur tête, plus rien ne peut compter maintenant; ils s'endorment d'épuisement, enlacés, comme par peur de se perdre à nouveau, et un sommeil sans rêves les emporte dans la nuit, dans l'oubli.

    L'aube les a couverts de rosée presque glacée dont le littoral de l'Androy est tapissé chaque matin pour quel­ques instants malheureusement trop brefs. Retalora éveillée par la fraîcheur, dévisage Retsira proche du réveil. Curieu­sement, ils se contemplent, les souvenirs de la veille ne faisant que lentement surface dans leurs esprits encore en­gourdis. Puis, elle lui prend la tête de ses deux mains et la pose contre son corps qu'il lèche précautionneusement ; pa­tiemment elle fait de même, sa langue passant sur le torse humide de Retsira. Ils s'abreuvent ainsi de rosée, de quel­ques gouttes bienfaisantes, si fines, si fraîches, mais suffi­santes pour couper la soif qui leur nouait la gorge.

    Leurs regards sont noyés de désir, de la soif d'amour. « Puiser de l'eau claire au sein de flammes » ; le plaisir dans la douleur, inconsciemment ils ont atteint le suprême degré d'intimité amoureuse et sombrent dans cette minute magni­fique qui ne se reproduira sans doute jamais plus.

    Ils grimpent la falaise escarpée, sans végétation pour pouvoir s'aider dans la montée, et dès leur arrivée sur le plateau où commencent les premiers buissons gris, ils s'écar­tent l'un de l'autre pour se précipiter sur chaque branche rencontrée et boire, aspirer la rosée jusqu'à ce que le soleil levé ait une nouvelle fois essuyé de ses rayons toute trace d'humidité. Une dure journée sous le soleil écrasant les attend et ils connaissent la valeur de l'eau, de l'eau douce. Rien d'humain ne se trouvera sur leur chemin, mais seule­ment des buissons épineux, sans feuilles bas sur racines, sous lesquels ils ne découvriront même pas une trace d'ombre dans l'intolérable chaleur du midi.

     

    Sud à l'eau Louise Jaspers

     

    Ils regardent à peine la niche que des missionnaires ont élevé à l'extrémité du Cap Sainte-Marie et dans laquelle une vierge en plâtre sourit de sa main levée, mais, lui tournant le dos, s'enfoncent dans l'aridité de la bande côtière inhos­pitalière où le vent soulève des rideaux de sable, pour rejoindre l'humble village certainement désemparé parleur disparition.

    Une journée s'est écoulée et toute une nuit encore avec la lune ouvrant un passage. Ils ne peuvent se tromper, toujours aller vers l'Ouest, mais la piste sans repère paraît sans fin, et quand apparaît la baie comme un point lumi­neux, ils hâtent joyeusement leurs pas devenus lourds. Une à une les cases se détachent sur l'horizon, sombres comme des petits cubes sans vie. Le visage de Retsira se rembrunit ; pas la moindre fumée, son odorat sensible n'aspire aucune odeur humaine ; aucun bêlement de chèvre ne monte des champs mornes, tout est trop calme.

    Ils sont arrivés maintenant, mais c'est dans un village abandonné que tristement ils font leur entrée. Pendant leur absence l'administration locale est intervenue et a fait évacuer ce village qui ne pouvait plus se subvenir à lui-même, laissant les cases vides puisqu'il était certain que plus aucune pirogue ne rentrerait dans la baie.

    Retsira et Retalora vivent maintenant avec leurs enfants au même endroit, celui des vieux, des ancêtres, sarclant le mil menant paître les chèvres, cuisant du maïs, allant en corvées lointaines pour ramener de l'eau potable et du bois sec.

    Le soir, quand la marée basse ne fait plus qu'un doux bruissement, quand la lune boursoufflée se mire dans la baie avec son collier d'étoiles clignotantes, Retsira, accroupi auprès d'un feu clair de brindilles pétillantes qui éloigne les insectes nocturnes, raconte à ses petits attentifs une vieille légende dans laquelle, comme des perles, jaillissent de la mer lisse comme une peau, des pirogues élancées surmon­tées de voiles blanches, des poissons aux couleurs chan­geantes, des tortues pleines de fragments d'étoiles tombées et incrustées sur leur dos.

    Garçons et filles ferment les yeux, les paupières lourdes de sommeil et rêvent, en l'écoutant, de pêches intermina­bles, éternellement fructueuses.

     

    * Sud à l'eau

    Suzanne Frere

    Louis SZUMSKI 

     


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