• * Anjeke (la sirène)

     Anjeka

     

          Là-bas, dans l'Ouest, non loin de la mer et à l'ombre d'une imposante dune de sable, s'abritaient les quelques cases d'un village. A travers l'air surchauffé, le murmure de l'eau qui apporte la fraîcheur tentait en vain de franchir l'obstacle. Seules des fleurs de lombiry aux corolles violacées et dont la sève laiteuse est un poison mortel, coloraient çà et là la maigre végétation.

     

    Anjeka

     

       Le village était occupé par une tribu ; encore est-ce là un bien grand mot, car il s'agissait plutôt d'un groupement, d'une famille isolée dans cette clairière de famaty et de sakoa aux fruits acides, ne possédant que quelques bœufs et quelques chèvres toujours dressées sur leurs pattes postérieures pour essayer d'attraper les basses branches des tamariniers aux feuilles vertes, car l'herbe était rare sur le sable chaud.

     

       Ainsi isolés, les membres de la tribu menaient une vie dure, soumise aux lois de la nature, s'identifiant à elle, comme le lézard au sol, ne se rendant pas compte de ce que pouvaient avoir de morne ces jours, ces nuits sans joies, mais aussi sans tristesses, sans ennuis, parce que sans pensées.

     

       Fanatera était l'idiot du village, insouciant et naïf ; il chantonnait, parfois, ou tirait des notes claires de son soly, musique insolite là où le silence paraissait naître, après le soleil, la lune, les astres.

     

        Il s'éloignait souvent du village, toujours dans la même direction, et chaque fois sa mince silhouette se profilait en haut de la dune enveloppée de soleil, ombre dansante vite disparue du côté des bruits marins.

     

        Aucun membre de la tribu n'allait plus à la mer depuis que jadis l'un d'entre eux s'y étant hasardé et ayant bu avidement de l'eau mousseuse, avait été si malade que seul le sacrifice d'un zébu et de longues nuits de vomissements avaient pu le tirer de ce mauvais pas, mais bien mal en point.

     

        Depuis ce temps-là, il était devenu fady d'aller de l'autre côté de la dune, royaume d'un mauvais génie qui avait salé toute son eau pour la rendre imbuvable. Fanatera, lui, pouvait s'y rendre, il n'en revenait jamais malade, mais l'œil clair, la peau tendue sur les muscles ronds: familier des génies, bons comme mauvais, il les fréquentait peut-être, mais les dieux étaient avec lui puisque son esprit n'était pas là.

     

      De par ce raisonnement, Fanatera était libre, soumis à aucune contrainte ni corvée familiales ; il y avait toujours un peu de mil pour lui et quelques fruits de raketa,  il apportait parfois des coquillages aux couleurs vives, un poisson luisant mais que personne ne mangeait, ou des morceaux de bois rejetés par la mer et d'une essence inconnue.

     

    Ce jour-là, Fanatera gravit une fois de plus la dune blanche où rampent des buissons de taritarika verdoyant.

     

     

    Anjeka

     

        Il longe la mer écumante dont les rouleaux s'écrasent en des jaillissements mousseux où des milliers de bulles se bousculent. Sur son bras, un long fil roulé d'où pend un clou rongé, recourbé, sans doute trouvé sur une épave.

    D'un pas nonchalant de promenade il rejoint lentement le bord de la plage où le sable doré fait place à de noirs rochers s'avançant au loin, rempli d'excavations visibles à marée basse.

     

    * Anjeka (la sirène)

     

       Le soleil déjà bas, il écoute les bruits habituels : le choc des vagues contre le roc lourd, le cri des blancs oiseaux de mer qui saluent au passage ; il regarde la cavalcade des crabes gris, en saisit un, le décortique et l'accroche au clou rouillé, puis il s'installe sur un rocher et lance son fil à l'eau.

     

       Distraitement son regard se porte vers le large. A sa droite le soleil descend et commence à perdre son éclat comme s'il rougissait au contact de la mer dont il n'est plus loin.

     

    Est-ce un oiseau ? Fanatera a sursauté ; un cri inconnu a frappé son oreille, mais les oiseaux ne sont pas là.

    Un second cri long comme une plainte lui fait oublier sa ficelle tendue brusquement et qu'il laisse partir avec une prise. Il saute sur les rochers noirs, bien plus noirs que sa peau lisse, et voit l'un d'eux bouger, comme flotter, avec dessus, ô stupeur ! un poisson, un grand poisson blanc qui s'agite mollement.

    Serait-ce maintenant que Fanatera soit devenu réellement fou !

     

    Il s'approche de rocher en rocher ; la plainte a cessé et plus il est près, plus le poisson se transforme. Fanatera tremble et tombe à l'eau ; mais il regrimpe vivement sur un roc après cette douche forcée. Maintenant il voit ; pas de doute : c'est une femme et non un poisson, elle n'a pas de queue, mais deux jambes aussi blanches que son corps.

     

    * Anjeke (la sirène)

    Pierrot Men FB Toliara tsy miroro

     

       Fanatera est au comble de l'émotion ; malgré cela il ne peut s'empêcher d'inspecter ce rocher qui bouge inexplicablement ; cela l'intrigue, car ces rocs noirs sont si lourds qu'un jour ayant voulu en rapporter un morceau à la tribu, il dut y renoncer.

    Brusquement il veut s'enfuir, se retourne, saisi de peur cette fois, mais une voix douce et nette s'élève, l'appelle par son nom : « Fanatera, ne t'en vas pas, je sais que tu es toujours seul et je suis venue pour me marier avec toi, je me nomme Ramira et je serai ta femme, mais à une condition : jamais tu ne regarderas ce que j'ai sous les aisselles.»

     

       Rassuré par des paroles aussi aimables, Fanatera saute sur le rocher flottant où est étendue la femme.

      « Allons au village », lui dit-il.

      « Attends, répond la belle, il faut d'abord mettre au sec la caisse sur laquelle nous sommes, car nous serons riches. Fanatera, tous mes biens, sont là-dedans.» 

     

       Cela fait, ils rejoignirent le village, mais les habitants pris, à leur vue, d'une frayeur compréhensible, détalèrent, abandonnant veaux, vaches, chèvres, marmites, cuillères en bois, toutes choses dont Fanatera et Ramira avaient besoin pour vivre.

     

       Ils restèrent seuls dans le village déserté. Ramira eut une fille puis un garçon de Fanatera. Des périodes de pluie rendirent leurs cultures prospères et la pêche leur procura largement de quoi vivre.

     

       Leur bonheur semblait devoir toujours durer. Mais l'homme autant que la femme, est curieux de nature.

    Un jour que Ramira sommeillait sur la nouvelle natte vinda qu'elle venait de tresser, Fanatera en profita pour lui soulever légèrement le bras afin de regarder les aisselles défendues.

     

    Anjeka (la sirène)

    Rougebeauté

     

       Ramira, qui avait le sommeil léger, s'aperçut de la manoeuvre mais ne dit rien. Le lendemain elle proposa comme d'habitude une baignade à la mer. Fanatera se baigna d'abord tandis qu'elle gardait les enfants puis à son tour elle plongea dans l'onde ; sa tête couronnée de longs cheveux souples réapparut un instant et elle cria à Fanatera :

    - Tu n'as pas respecté la condition de notre mariage, adieu !

     

    Fanatera la revit une dernière fois dans les rouleaux géants d'où de grands jets d'écume s'élevèrent comme un vaporeux tissu blanc. Il rentra tristement au village et la vie continua sans elle.

     

      On dit que les deux enfants devenus grands, s'épousèrent, et qu'ils sont à l'origine de la tribu des Anjeke, chez laquelle, maintenant encore, on voit bon nombre de jeunes Antandroy au teint clair.

     

    Louis Szumski

     

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    Anjeke : nom d'une tribu au sud d'Ambovombe.

    Louis Szumski, se basant sans doute sur Decary (ci-dessous) écrit Anjeka. Corection effectuée par Dave Emilio.

    Clan d'origine Sakalava. En 1903, époque d’extrême sècheresse, la tribu des "Anjeka", près d’Ambovombe, s’est ravitaillée en eau durant 3 semaines uniquement avec les liquides exprimés des troncs du Raketa (Decary, 1928) 


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