• * Le San Cristobal

     

     

    Le San Cristobal

     

       Le brick allait de travers, malgré toutes les voiles déployées à ses deux mâts qui frémissaient sous la tempête où l'écume, comme de la neige, retombait en flocons serrés.

      Les matelots réencordaient désespérément les voiles carrées qui gonflées de vent tourbillonnant, se déchiraient çà et là rendant peu à peu le San Cristobal ingouvernable.

       Il y a quelques siècles, c'était plus qu'aventureux de narguer le grand large avec des navires d'aussi faible tonnage ; mais comme ils évoluaient par groupe, ils se permettaient toutes les audaces, les Portugais d'alors.

       Pour eux ce n'était pas même une dangereuse navigation, surtout que leur première escale, sur la route des Indes, était déjà une base fortement établie : Lourenço Marques, dans la rassurante baie de Delagoa où, s'ils avaient des plaies à panser après le passage assez mouvementé du Cap de Bonne Espérance, ils étaient à l'aise, comme dans le Tage, devant Lisboa la blanche qui semblait dormir dans les citronniers bourdonnant d'abeilles.

       Ce qu'ils ne connaissaient pas encore précisément, sur la route des Indes, c'étaient les périodes d'intempéries, de cyclones, qui balayaient l'Océan Indien, effaçant tout sur leur passage, avec de la mousse éblouissante sur la crête des vagues folles.

      Celles-ci s'affalaient comme à plaisir, cette fois, sur le pont du San Cristobal où ne tramait plus la moindre cendre de pipe du capitaine, qui avait l'habitude de la vider du haut de son observatoire, où aussitôt un matelot diligent se précipitait pour nettoyer le tabac brûlé.

      Par jeu, par discipline, il occupait tout son monde ainsi, plus ou moins fantaisistement, car il ne fallait pas que l'équipage soit inactif dans ces longues traversées où, une vague ressemblant à une autre vague, la monotonie devenait vite mauvaise conseillère.

      Pour l'heure, il n'était pas question de balayer les cendres du capitaine dont la pipe, d'ailleurs, avait été happée par la tourmente fumante de brumes d'eau, qu'on n'y voyait plus d'un mât à l'autre.

      Dans les cales, cela beuglait comme dans un massacre de bétail, des bœufs bossus y étant entassés sur de la paille furieusement piétinée.

    Le San Cristobal

    FB Madatrek

      Des autochtones du Mozambique, des Swahili apeurés, perchaient sur leur dos, de crainte de se faire écraser par les bêtes affolées.

      De ce temps là, comme n'existaient pas les chambres froides et autres commodités paquebotiennes d'aujourd'hui, l'on emmenait sa viande vivante et quelques bouviers-bouchers du coin avec.

      Pourquoi se gêner alors ! Lourenço Marques regorgeait des deux, étant base de ravitaillement portugaise, et comme l'esclavage était à son apogée, c'était peu cher, il n'y avait qu'à se servir.

      A la proue du San Cristobal, le bastingage s'était plongé définitivement dans la mer tournoyante ; à la poupe, les cordages déroulés pendouillaient comme de gros fils à pêche ; les ancres, libérées, heurtaient comme une massive horloge la coque du brick dont le bois se fendillait sous les coups.

     

    Le San Cristobal

    pop-culture.gouv.fr

      Le mât arrière s'abattit sur l'avant comme un arbre arraché, coiffant les matelots affairés en dessous, de voiles pleines d'eau, lourdes comme des massues.

      Une terre, pourtant, brunissait au loin.

      Hélas ! elle était vraiment au loin, trop lointaine pour y accoster avant que le San Cristobal ne sombrât.

      Les bouviers Swahili, dans la cale, forcèrent le panneau qui les isolait, ce qui hâta la perte du bateau, les vagues s'y engouffrant en de fracassants tourbillons.

       L'aube ne découvrit qu'une étendue lisse, des kilomètres carrés de miroir sur lequel des albatros, majestueux d'envergure, peignaient de leur ombre de fugitives arabesques, dont n'avaient que faire les corps qui piquetaient le miroir laqué comme des têtes d'épingles.

       Le pêcheur d'Andrevo, effondré, sa case dévastée, sa pirogue brisée, le cyclone ayant touché terre, était accroupi sur le sable de la plage bordée de palétuviers verdoyants ayant plié mais pas cédé à la tornade, formant un écran reposant au regard délavé qui contemplait avec hébétude la mer où rien ne semblait jamais s'être passé.

       Rien, jusqu'à ce jour où le Vezo solitaire vit surgir du miroir clapotant des bêtes à quatre pattes, poilues, bossues.

       Effrayé, il s' enfuit.

     

    Le San Cristobal

    nemophotography - FB Toliara tsy miroro

     

       S'il était resté il aurait vu en outre des êtres humains comme lui, des Swahili à cheval sur les bosses ou se tenant à la queue des bœufs qui butèrent sur la plage, épuisés, seuls rescapés du naufrage.

       Nombreuses sont les légendes qui font venir le zébu de la mer.

      Venu de la mer, certes, mais pas aussi « légendairement », « conte de fée ».

       Il s'apparente d'ailleurs au zébu africain et quand les bouviers naufragés purent enfin contacter sur cette côte presque déserte, des autochtones effarés, les doigts de ceux-ci montrant le bétail remis de ses émotions, paissant tout ce qui ressemblait à de l'herbe, les Swahili répondirent en leur dialecte : « ngombé, ngombé ! »

      D'où le omby actuel; en tout cas une des origines plausibles du zébu malgache.

     

    Louis Szumski

     

     


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