• Tortue et ombiasy

    Tortue et ombiasy

    Esperance Rakotonirina

     

       Tout le clan accourut sur la plage, jusqu'aux vieilles édentées se traînant sur le sable.

    Plusieurs pirogues rentraient avec le vent, et les cris qui fusaient des embarcations encore lointaines annonçaient mieux qu'une bonne pêche. Ce devait être une tortue du moins. Et tous ceux de la terre de supputer l'espèce, la taille, le poids. Etait-ce une fanon-jato à la chair savoureuse, ou une valozoro, la plus énorme de toutes !

    Que de viande ! Les femmes, entrées dans la mer, de l'eau jusqu'aux genoux, battaient des mains et chantaient, répondant ainsi aux exclamations des piroguiers se rapprochant.

    Cela promettait d'être une grande fête car les jours se succédant étaient le plus souvent maigres, les rares poissons ramenés chaque midi étant parcimonieusement distribués entre les membres du clan regroupés autour des marmites, où bouillait déjà l'eau, et taillant des baguettes pour le cas où, la pêche plus fructueuse, on pourrait enfiler des vertébrés aquatiques pour les fumer et les conserver.

    Les semaines de mauvais temps interdisant toute sortie au large, alors les frêles légumineuses à peine comestibles coloraient faiblement des bouillons sans yeux gras.

    L'ombiasy était en forêt, à la recherche de racines médicamenteuses : on ne savait dans quelle direction; cela était d'ailleurs un secret et, depuis longtemps, on ne mangeait plus que d'une manière épisodique.

    Tant pis pour la cérémonie rituelle qui devait accompagner toute tortue pêchée. On verrait bien après.

    Pour l'instant, les estomacs palpitaient autant que les cœurs. La tortue échoua dans la vase, les yeux brillants et tristes, pataude.

    Les notables Marofohy, nom du clan, dépeçaient déjà la fanonjato - c'en était une - dont la chair était un délice (Chelone Mydas).

    Et la rumeur permanente de la mer rencontrait celle, plus vivante, du village entier réuni autour, chacun attendant son morceau, sanguinolent, fumant, devant lesquels les ventres gargouillaient d'aise.

    Le fait de manger n'était-il pas en lui-même un rite suffisant! La tortue étant dignement honorée. Il fut gardé un morceau de choix pour l'ombiasy, dont la date de retour était inconnue.

    Quand il revint, le vieil homme courbé, il se régala d'abord consciencieusement, et le bouillon de tortue était infiniment plus agréable que ses soupes de racines, qui ne guérissaient le plus souvent que par imagination. Parce qu'on avait bu du bouillon de sorcier, cela allait mieux, on le disait du moins, et les deux parties s'en trouvaient satisfaites.

    Mais cela ne pouvait se terminer ainsi : ventres pleins se dorant au soleil.

    Sans qu'il perde la face, lui réunit les quelques notables réjouis, à qui il reprocha non de ne l'avoir pas prévenu, ce qui était impossible, interdit, mais de n'avoir pas pensé au grand roi, qui restait là-bas, dans la forêt. De n'avoir pas porté une part sur le lieu habituel des offrandes.

    Ce n'était qu'une simple tortue !

    - Oui, mais c'est le grand roi tout-puissant, lehibe, qui a accordé cette prise bienfaisante.

    Et les notables de rassembler les morceaux mis en réserve, bien cuits, dans la carapace transformée en un énorme plat odorant. Tous rejoignirent le lieu des rites, à la queue-leu-leu, repus, mais emplis de crainte, maintenant que la faim n'était plus qu'un souvenir. Allons-nous être punis ?

    Ils pénétrèrent dans les hautes herbacées coupantes, protégeant les abords de la forêt sombre d'où, d'une clairière, montaient les premiers cris indiquant que l'on approchait du lieu sacré.

    Bê, bê, bê, les Marofohy se mirent en demi-cercle, tandis que des chèvres, effrayées, multipliaient leurs bêlements : bê, bê, bê.

     

    Tortue et ombiasy

    Dave Fangitse

    Pour les pêcheurs, c'était la confirmation de leur rang royal ; be voulant dire grand, lehibe étant le roi. L'on entendait seulement les grands, les bê, bê, bê, faisant partie de la cour royale.

    Le plat succulent fut déposé sur un lit de pierres bleues, disposé à cet effet de longue date, par le savant ombiasy.

    Et les chants fusèrent, chacun implorant à sa façon le lehibe afin qu'il apparaisse enfin pour prendre sa part et leurpardonner de n'avoir pas attendu l'ombiasy pour le rite habituel.

    Comme à l'accoutumée, seules les chèvres répondaient : bê, bê, bê, grand, grand, grand.

    A la nuit tombante, la foule s'en retourna, à peine déçue de n'avoir pas vu le tout-puissant, c'était l'habitude, et toute heureuse qu'un malheur quelconque ne leur soit pas tombé dessus.

    L'ombiasy resta près du lieu sacré pour attendre le grand chef dans l'obscurité, s'entretenir avec lui, obtenir sa clémence pour ces Marofohy goulus qui n' avaient pas patienté jusqu 'à la cérémonie, avant de manger la tortue envoyée par lui dans les harpons des pêcheurs.

    Cet ombiasy était tout-puissant, le tout-puissant en fait, et ainsi on ne touchait pas à ses chèvres bien respectées, et ainsi de temps en temps on allait lui offrir, indirectement, des offrandes pour calmer son courroux.

    La coutume est abandonnée peu à peu. Mais il n'y a pas si longtemps encore les chèvres étaient fady, interdites, impropres comme nourriture parce que d'origine royale - be : grand - dans le clan des Marofohy, au nord de Morombe.

     

    Tortue et ombiasy

    Louis Szumski

     


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