• * Les cerceaux

    Les cerceaux

    (Pacho Saula - Vimeo)

    Tafara en avait mal aux yeux du tas de sel qui blanchis­sait au soleil. Vezo de Tsivonoa, il en connaissait surtout la saveur lorsqu'en pêche en mer, sur sa pirogue inquiétante, mais qui ne chavirait jamais, il recevait des gifles de vagues chahutant son bout de bois creux, les gouttelettes salées lui dégoulinant sur tout le corps, entrant dans sa bouche, pen­dant qu'il ahanait sur son filet, rejetant la boulette de paraky qu'il avait à l'intérieur, au fond de son gosier.

    Il ne jurait jamais à ces occasions-là, respectant trop la mer qui appartenait au Zanahary. Il le trouvait trop espiègle seulement, mais si son filet remonté était plein, il était presqu'heureux que les vagues l'aient détrempé, du mo­ment qu'il avait du poisson ! Ça mérite qu'elles se moquent de lui, tant qu'elles ne le faisaient pas culbuter avec tout son attirail.

       Une fois à terre, redevenant le respectable Tafara, il avait une curieuse aversion pour les jeux, peut-être à cause des vagues pas sérieuses ! - autant des grandes personnes que des enfants dont la variété de distractions était pourtant fort limitée. Il avait la dignité pointilleuse.

    Ce tas de sel le tracassait, pas tant pour ses yeux qui en clignotaient mais pour la somme que cela représentait.

    - Malins, ces étrangers, eux, ramassent du sel sans se mouiller, attirant beaucoup d'argent, moi, je ramasse du poisson en me faisant beaucoup mouiller, et les sous s'ap­pellent toujours « kelikely ».

    « Sûr que quelque chose n'est pas « mazavy », logique ! » se dit-il.

     

    Un soir, réunissant toute sa famille, qu'il avait nombreuse - constituant les trois quarts de la population du village de Tsivonoa, il leur dit crûment : « on va faire du sel ».

    Personne ne broncha. Cela ou la pêche, de toute façon cela n'empêchait pas la pêche de surcroît. D'accord, c'est bon !

    Comme il était le chef de la famille et du village, on ne peut que le suivre.

    Et à racler des surfaces planes entre les filao aux racines mal plantées, émergeant là où il ne fallait pas, et de creuser des canaux jusqu'à la plage, dans lesquels le sable revenait au moindre coup de vent.

     

    Les cerceaux

    Jean-Michel Lebigre

    Des ronchonnements ! ça, il y en a eu, autant des « employés que de l'employeur », surtout qu'on mangeait moins vu qu'on péchait peu. Dans ces moments-là, Tafara étendait le bras vers le tas de sel du voisin : « Oui ! mais quand on en aura autant, à nous, zébus, chèvres, cochons, et d'autres pécheront pour nous ».

    Cela les revigorait et les galettes de maïs paraissaient moins fades sous la dent, l'imagination aidant, on salivait les quartiers de bœufs qu'on mangerait bientôt.

    Le grand jour fut atteint enfin, tous passablement éreintés. Le revif de la marée étant à son plus haut point, la mer pénétra dans les canaux s'étalant sur la surface plane.

    « L'argent qui rentre », se dit Tafara. Dans un sens oui et, une fois la mer retirée, il obtint du sel gris.

    " Pourquoi ? Et là-bas il est tout blanc ! »

    Là-bas c'était bâché et lui, avait dû gratter à même le sol à peine damé. Le sel, pas encore vendu, les dépenses se pré­sentèrent en rangs serrés. De la bâche, il en fallait absolu­ment, et pourquoi pas une voiture, comme le voisin.

         

    Les cerceaux

    Entre ciel et eau - Actiprod Youtube

        Effaré des prix, n'ayant rien à voir avec ceux de piro­gues, il se rabattit néanmoins sur une 2 CV d'occasion que son fils dut conduire après un laborieux et coûteux passage de permis.

    Son sel gris fut acheté, mais moins cher.

    « Mais maintenant, on va faire du blanc de blanc » se dit-il, tapotant la voiture pas mal grinçante, roulant toutefois plus vite qu'une charrette. D'occasion étaient aussi les pneux, si entaillés qu'il en racheta d' autres, usagés bien sûr, réduisant encore l'argent acquis du sel.

    135-400 ! Il s'en rappelait, de la dimension des pneus, d'autant que son fils empruntait toute sorte de terrains comme un petit char d'assaut.

    Pour lui, c'était un joujou, pour le père, un outil de travail.

          -  Comment ! encore un pneu d'éclaté ! rugit Tafara. Heureusement il en reste un au coin de la case, mais fais donc attention nom d'une pipe.

    -   Y a pas, répondit le fils.

         -   Quoi ! gronda le père, y a pas de 135-400 qui reste ! Je suis certain qu'il est là !

    -  Y avait plus.

    -  Comment ! on me volerait, murmura-t-il en lui même, arpentant songeusement sa saline.

    Ses yeux baissés eurent un éclair en remarquant que plusieurs membres de sa famille étaient chaussés - à cause du sel qui pique - de kapa, fait de vieux pneus habilement découpés.

     

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    Andriafaliharison Rindraniaina 

    « Je suis sûr que mon 135-400 est à leurs pieds ! et personne n'ose me le dire ! »

    Il questionna, mais le fils assura qu'il les avait achetés à Tuléar : « en face de la salle des fêtes, tu sais bien, là où sont installés les artisans ».

    Il l'admit difficilement, scrutant les traces de pas lais­sées par les kapa. Enfin, il bondit, ou plutôt, s'accroupit. Il avait la preuve. La gravure de numéros de pneu était imprimée dans le sable. Il lut, déçu : 750-20.

    Ce n'était pas son pneu, son fils n'avait pas menti.

         « Mais alors qui me l'a pris ! » Il vit encore d'autres traces de numéros, mais jamais le sien.

    Se baissant une fois de plus, il reçut un demi-pneu, coupé, en deux, faisant cerceau, malencontreusement dans les jambes. Il n'eut que le temps de tempêter : « sales gosses », qu'un second demi-pneu le couronna, assis. Ses neveux faisaient une course de cerceaux, mais ils ne s' atten­daient pas à voir le « dadatoa » en cet endroit, lequel, en se relevant, enlevant le cerceau qui le ceignait, lut bien net, les chiffres suivants : 135-400.

     

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    malagasyclubdefrance.com

    Avec de la patience, il l’a retrouvé, son pneu. Autant dire que les neveux étaient loin. Chasser des oiseaux, dit la mère.

    Quant à lui, plus que jamais, il exécra les jeux des autres et racheta à nouveau un 135-400, afin que la voiture puisse vé­hiculer son sel moins gris, dont les recettes ne rattrapaient jamais les dépenses ; ce qui le rendait plus soucieux qu'une mauvaise pêche en mer, au moins revivifiante.

    Aux dernières, nouvelles, il a vendu sa saline.

    Depuis, ce n'est pas agréable à l'oreille mais, « on faisait de ces pêches » à nouveau, que les vagues belliqueuses ne s'attiraient plus que des éclats de rire.

     

    Louis SZUMSKI

     


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