• * La cordelette de Filo

     

    La cordelette de Filo

     

    Les tournées me conduisaient régulièrement sur les mêmes lieux, au plus inaccessible de la brousse ; les bou­viers, les villageois, les femmes indolentes reconnaissaient ma silhouette, toujours essoufflée au haut d'une tanety.

    -  Salama Vazaha !

    -  Salama !

    Et je bavardais avec l'un, l'autre, au hasard des rencon­tres ; sous un kily frais comme une nuit en mer, ou dans un champ de maïs jauni, ou près d'un filet d'eau attiédie, en avalant plusieurs creux de main de liquide. C'est ainsi que je connus Filo, jeune fille bara, tendre chef-d'œuvre de corps humain parmi tant d'autres filles dégrossies rudimentairement, donnant en cela le type bara courant.

        Comme les perles dans les huîtres, les filles jolies, sinon plaisantes, bien que rares, existaient çà et là.

    Pas de bijou, si ce n'est un bracelet de cuivre au poignet; souvenir d'une ligne téléphonique dégradée. A chaque fois que je la croisais, dans le sentier se faufilant parmi les buissons menant au village, ses dents blanches, défiant tous les dentifrices me souriaient et murmuraient :

    -  Salama Vazaha, où vas-tu ? Rituellement je lui répondais: 

    -  Chez toi, pour couper ta ficelle.

    Et elle se sauvait dans un gai éclat de rire, faisant frémir au passage, les bosquets ternes et sans fleurs.

    Car Filo, outre son bracelet « PTT », portait à la cheville gauche, une mince ficelle faisant comme un anneau gris et fragile.

    « Qu'est-ce que cela ? »

       Jamais elle ne m'avait répondu et à chacune de mes tournées je voyais la fine ficelle au-dessus de sa cheville dorée.

        Redronga, le vieux bouvier qui avait horreur de la moindre concentration d'individus et vivait sous une hutte de bozaka au milieu de pâturages appauvris, que pique­taient les points noirs et blancs des zébus continuellement occupés à retrousser des cailloux pour grignoter un brin d'herbe verte, me raconta brièvement l'origine de la ficelle de Filo, en échange de quelques sachets de paraky.

    Pendant qu'il surveillait une marmite de manioc sur un feu sans fumée et que j'ouvrais une boîte de sardines, j'appris qu'un très proche parent de Filo avait pillé une case d'un hameau voisin, emportant lamba, marmites et quel­ques épis de mais. Très vieille histoire car depuis, il est décédé, emporté qu'il fut par l'alcool âpre emmagasiné exagérément au cours d'un bily plus orgiaque que les autres.

    Ce parent était condamné, par la coutume bara, à errer éternellement après sa mort; à mendier l'eau pour apaiser sa soif, toutes les nuits.

    Car si les vols de bœufs étaient une affaire d'honneur, tout autre vol, chez cette race de Bara de la Menamaty, était un sacrilège sanctionné à la mort du voleur, à ce qu'il soit obligé d'errer comme un fantôme, comme un lolo.

    En somme, astucieuse forme de police primitive.

    -  Mais alors, la fille ?

        -  Voici : Filo était la seule jeune fille de cette famille; or, le lolo, de préférence, demande à boire aux femmes, aux filles surtout, se laissant plus facilement attendrir, mais toute jeune fille désaltérant le fantôme était irrémédiable­ment atteinte d'un mal étrange, maladie indéfinie, inguéris­sable. Contre la tentation, contre la maladie, le sorcier avait, bien entendu, des remèdes et, pour une chèvre blanche et vieille, il céda un grigri à Filo qui la mettait hors de danger.

    C'était ce bout de ficelle sale à la cheville.

    Dans la rivière colorée de sable roux, femmes, filles, hommes un peu plus loin, s'ébattaient par un après-midi tardif, lourd, avec de gros paquets de nuages noirs à l'hori­zon.

    Un orage pour la nuit.

     

    * La cordelette de Filo

    Liliane Clément

    Personne ne s'aperçut que Filo avait quitté la rivière, qu'elle haletait dans le sable mou de la berge, qu'elle courait enfin vers le village, son lamba collé sur son corps mouillé.

        Dans son étroite case de roseaux, la natte claire l'ac­cueillit, effondrée, des larmes brouillant son regard hébété.

    La nuit, si proche, vint brusquement avec la voix du tonnerre et des éclairs blancs que le vent levé semblait ap­porter.  La pluie, hargneuse, s'infiltra avec violence accom­pagnée de la rumeur des gouttes entrechoquées.

    « Non, le lolo ne pouvait venir, il ne peut avoir soif cette nuit, avec toute cette eau tombant du ciel ».

        Filo s'efforçait de se raisonner, apeurée, en contemplant sa cheville gauche, dénudée, plus de ficelle ne la cerclant.

    Elle s'en était aperçue à la baignade, dans les éclaboussements et les rires, le courant l'ayant happée dans sa course.

    Cela devait arriver : pourquoi aussi le sorcier lui avait donné un si mince grigri.

    Evidemment, pour une chèvre... Elle ne pouvait en obtenir un plus puissant qu'avec un bœuf.

        Après une nuit déformée parles cauchemars, Filo, enfin endormie, ne se réveilla que tard après l'aube, mal à l'aise.

    Les jours s'écoulèrent sans heurts, le sorcier était parti au chef-lieu. Filo était souffrante, ne sachant de quel mal. Pourtant elle était prête à jurer ne pas avoir vu le lolo cette nuit d'orage.

    J'arrivai un soir ainsi, fatigué, fiévreux après avoir marché longuement dans la boue que créait la saison des pluies, dans le village de Filo. Je rejoignis la case de passage tout en étant surpris de ne pas entendre le « Salama Vazaha » qui m'accueillait à chaque fois. Le chef du village, à ma question, me raconta les malheurs de la jeune fille, lui-même fermement convaincu qu'elle avait eu pitié du fan­tôme.

    « Et voilà, maintenant elle est malade.»

    Mon désir de la voir, de la soigner, fut vaincu par une fièvre grandissante. Enroulé dans une couverture, je m'al­longeais de suite sur une natte, espérant bien qu'une nuit de sommeil me libérerait de la chaleur malsaine me rendant ridiculement faible.

     

    Les rats commençaient leur ronde nocturne, peuplée de cris : les cancrelats, du dernier-né minuscule à la vieille grand-mère large comme une cuillère à soupe, sortaient de toutes les fentes et les puces prenaient un nouveau plaisir à une viande vahiny.

     

    * La cordelette de Filo

    France O - Madagascar, le taxi brousse des airs 

     

       Ce défilé d'habituels occupants des cases de brousse qui, en d'autres temps, me laissait indifférent, rendit cette fois la nuit infernale. J'étais tout en sueur, la tête doulou­reuse, je ne possédais pas la moindre quinine.

       Dans mes as­soupissements, des rêves lugubres, dont le motif de la dernière conversation avec le chef du village revenait le plus fréquemment, défilaient comme des films et le lolo m'implorait, agitait son lamba grisâtre sur son corps vapo­reux.

    « Vazaha, Vazaha, j'ai soif ! ».

    Lancinant, ce refrain me fit lever, titubant dans l'obscu­rité jusqu'à la cruche de terre où j'emplis une boîte pleine d'eau.

    « Avais-je soif ? »

    « J'ai soif. Vazaha, Vazaha ».

     

    Ma tôle, trop brumeuse pour distinguer la fiction de la réalité, me fit tendre la boîte pleine... vers mes lèvres? Ou vers la porte, vers lui, le lolo ?

    Au matin, je la retrouvais, renversée, sur le seuil.

    Après quelques jours, je pus rejoindre le chef-lieu. Filo m'accompagnait, l'ayant pressée de venir voir le médecin, tant elle était déprimée. Ce n'étaient pas les pommades blanche et rouge, terreuses, badigeonnées sur son visage qui amélioraient son état.

    Médicalement (car Filo n'avait probablement pas plus vu de fantôme que moi - ou bien ?) elle avait la bilharziose, contractée sans doute en jouant avec les coquillages torsadés enfouis dans le sable de la rivière dont certains en portent le germe.

    Les antibiotiques la remirent en état ; moi aussi.

    A ma toute dernière tournée, un joyeux « Salama Vazaha » m'interpella.

    Filo trottait allègrement vers la rivière, un seau sur la tête, et une cordelette neuve, tressée, cerclant sa cheville gauche.

    Le sorcier avait un zébu de plus dans son parc.

     

    Louis SZUMSKI

     

     


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