• * Ihodo

     Ihodo

    wwf Madagascar    

        La piste de Tsihombe, sablonneuse, bifurque un moment donné pour pénétrer dans une forêt de famaty et de fantsiholitra et autres arbustes épineux, tendant leurs branches, leurs épines, vers le visage du passant qui n'avance que prudem­ment.

    Laissant la piste qui continue sur Ambovombe, oasis au fond d'une vaste plaine vallonnée, un sentier sinueux guide les pas et descend, descend, imperceptiblement, vers on ne sait quelle vallée, quel gouffre.

        Au bruit des pas, les tortues rencontrées, imitant les autruches qui, dit-on, se cachent la tête sous l'aile pour ne pas voir le danger, rentrent tête et pattes sous leur carapace étoilée, et restent comme une pierre ronde sur le chemin jusqu'à ce que s'éloigne l'objet de leur crainte.

    Elles ne risquent d'ailleurs pas d'être ramassées ni mangées par les autochtones, elles sont fady, sacrées, et il est interdit d'y toucher.

     

    Ihodo

    Olivier Joly

     

    Après avoir contourné un bosquet de fantsiholitra dont les branches dressées vers le ciel font penser à des mains ou­vertes, aux doigts tendus, suppliants, appelant on ne sait quoi, apparaît en bas-fond une mare à l'eau chatoyante, peuplée d'une centaine de pirogues à la mesure des déten­teurs: minuscules pour enfants, longues et fines pour jeunes hommes, épaisses et ventrues pour matrones; bref toutes les dimensions, et l'on ne sait quel plaisir violent ou dolent pousse les habitants à canoter sur une mare circulaire et monotone comme une flaque d'eau trop grande.

    Une mul­titude de bouts de bois sont fichés dans l'eau, comme de frêles poteaux d'amarrage, mais rien n'y est attaché, les pirogues au repos restant échoués sur le sable. C'est le lac Ihodo.

     

    Ihodo

     

    Pour l'Androy, pays de la sécheresse, pays sans eau, cette mare semble providentielle, et les villages environ­nants, dont l'ensemble forme la tribu des Esono, apparais­sent privilégiés. Mais le passant assoiffé qui s'y précipite revient déçu et la langue plus pendante encore; cette eau n'est qu'un mirage, un mirage salé.

       Ô mare d'eau brillante et décevante, qui fut pourtant de l'eau douce, trop, trop douce, trop convoitée, jadis par des ancêtres que n'arrêtait aucune loi !

       La tribu des Esono avait obtenu une faveur insigne de Zanahary, car eux seuls possédaient cette eau permanente, intarissable l'année durant, maintenant encore...

    Ce trésor était défendu avec acharnement contre les autres tribus, dont les attaques étaient toujours repoussées, et chaque fin de combat entraînait des palabres intermina­bles qui se terminaient par des échanges : zébus contre eau.

         Ainsi ils devinrent riches, les Esono, trop riches, et des clans se formèrent par famille ; le chef de la tribu vieillissant devenait le point de mire de ses éventuels successeurs. Chaque famille enviait ce privilège ; pourquoi pas ?

       Cha­cune avait presque un nombre égal de zébus, de chèvres ; chacune voulait avoir pour son clan le droit de prélever sur les autres la dîme de l'eau, cérémonie annuelle au cours de laquelle on remettait au chef, à ce chef qui représentait le bien sur terre, un zébu choisi parmi les plus beaux, pour le remercier de cette eau qui leur permettait d'être aisés, voire heureux, comme ils le voulaient.

    Advint que le vieux chef Dimbana mourut.

    L'année était plus sèche que jamais. Seuls les Esono avaient de l'eau, mais plus de chef pour organiser la répar­tition, la vente, l'échange, la commercialisation en somme.

    Tout un clan en puisa tellement que les gens du clan voisin furent obligés de céder plus de dix têtes de bétail pour obtenir le précieux liquide qui leur manquait atrocement.

       La jalousie des autres s'aiguisa et une scène plus vive que les autres mit aux prises les descendants directs du chef défunt avec ce clan particulièrement hargneux, entêté.

      Ce fut le signal d'un déchaînement général, d'une lutte épique dans la mare, objet des convoitises de tous, sous un ciel bleu brûlant, un soleil brutal dans ses caresses, les sagaies rougeoyèrent toute la journée, le sang colorant de pourpre l'eau où s'enfonçaient déjà le premiers cadavres.

      La tribu Esono s'entretua jusqu'aux femmes armées de machettes, véritables furies s'ouvrant la tête ou l'épaule à coups violents pour gémir ensuite dans leur sang mélangé d'eau où elles se noyaient, inconscientes.

    Seuls restèrent, à l'aube, quelques enfants qui n'avaient pu participer à la défense de la famille: les derniers Esono.

         La mare reprit sa couleur mais les oiseaux blancs ne vinrent plus se désaltérer à ses bords, les derniers Esono n'osèrent plus boire l'eau où tant de sang avait coulé et les tribus voisines n'approchèrent plus de ce lieu désert ; cuve d'eau abandonnée dans le pays de la soif, cuve maudite ; parce que l'eau était devenue salée, salée à outrance.

    Un jour, un jeune Esono appuyé sur un bâton, les pieds dans l'eau, pleurait amèrement, demandait pardon aux ancêtres, suppliait de lui redonner un peu d'eau douce, à lui et au reste de la tribu, sinon ils allaient tous disparaître : « La tribu Esono doit survivre, ô ancêtres, vos enfants ne sont pas coupables ».

         Il attendit. Le soir vint, coloré d'étoiles, alors seulement il s'enfuit vers la petite case du talus, la sienne, entourée d'autres aussi misérables.

    Mais, ô surprise, chemin faisant il s'aperçut que le bout de son bâton trempé dans l'eau était devenu blanc, d'un blanc brillant ; une croûte cristalline s'y était formée.

    Il y toucha le doigt, goûta ; c'était du sel.

         De longues discussions s'ensuivirent tard dans la nuit. Les ancêtres ne les avaient pas abandonnés.

         « A notre tour d'aller chercher, acheter de l'eau ; soit, mais notre monnaie d'échange sera le sel, aussi précieux que l'eau dans cet Androy désolant.»

    Et depuis, il sort des tonnes et des tonnes de sel du lac Ihodo, fiché de milliers de bâtons que l'on va retirer avec des pirogues qui s'emplissent de sel blanc, le sel du sang des ancêtres.

    Mais les Esono restent inquiets dans leurs richesses nouvelles au point qu'ils se demandent si la malédiction ne va pas réapparaître avec la convoitise des tribus voisines, et ils envient parfois la sereine tranquillité du bouvier des au­tres tribus, qui n'a rien, ne désire rien, suce des herbes mange des oiseaux et joue de la flûte le soir venu, quand les tortues vont se rendre visite.

     

    Louis SZUMSKI

     


    Tags Tags : , , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :