• * Et le chien aboya

     

    Et le chien aboya

     

        De la mer, le vent chassait d'épais nuages gris. Regosy regardait le fin croissant de lune, peu à peu englouti dans la masse en mouvement. Ce serait une belle nuit noire. Il était seul. Son corps luisait faiblement d'une fine transpiration. Son cœur battait un peu plus fort qu'à l'ordinaire.

       Son léger salaka sale ne le gênait nullement. Il était comme nu. Il faisait attention où il marchait et ses gros orteils se crispaient à chaque pas sur le sable tiède de la cour. Il entendait ronfler le vieux gardien au fond du hangar parmi un amas de caisses.

       La barrière de bararata et de bambous avait été aisément franchie. Il y avait repéré la veille un trou, de chien errant sans doute.

       Aucun bruit, aucune lumière de la chambre du karany, bien cadenassée derrière sa porte grillagée et, devant lui, presque blancs, les murs du magasin où une grande surface sombre signalait l'emplacement de la porte.

     

    Et le chien aboya

    Boutique à Tuléar - immotulear.com

       

    A côté, plus haut, une lucarne pour donner de l'air et le jour, juste assez grande pour le passage d'un homme. Il y approcha des paquets de sacs vides qu'il savait à proximité. Une fois dessus, sa tête à la hauteur de la lucarne put contempler l'intérieur aux odeurs indéfinissables. L'élasticité de ses muscles exercés par une vie nomade dans la forêt lui permit de la franchir, de se couler au travers.

       Il frémit et ne bougea plus. Ses pieds, à l'intérieur, avaient heurté des daba de pétrole qui émirent une impressionnante résonance. Seuls des rats s'enfuirent, sans ménager les bruits, eux. Il ruisselait, malgré la température devenue fraîche. Enfin, il prit pied sur le sol cimenté du magasin, immense comme un hangar, tout en longueur.

       Il n'y distinguait rien ou presque, malgré ses yeux habitués à l'obscurité et alla en tâtonnant vers le comptoir où gisaient des journaux périmés. Ils se froissèrent sous sa main faisant un bruit de billets neufs ; ce qu'il n'avait jamais possédé, voire des fripés, très rarement.

      Il ne cherchait pas la caisse. Le karany emportait chaque soir la cassette dans sa maison de l'autre côté de la cour en carré. Il heurta du visage les étagères ne pouvant les savoir si près du comptoir, n'ayant jamais été derrière celui-ci.

       Du côté client, elles paraissaient tellement inaccessibles. Surpris, il faillit étemuer et poussa son nez dans les étoffes qui garnissaient le mur d'où émanait un parfum douceâtre. Jamais il n'avait pu s'acheter un coupon de tissu neuf. Il recevait toujours les restes de lamba des aînés.

     

    Et le chien aboya

    Jean-Paul Lecouvey

     

       C'était bien assez bon pour traîner dans la forêt ou garder les zébus dans les clairières ignorées sur les cartes. Mais comment trouver le soga blanc grisâtre dans ces centaines de rouleaux de tissu alignés sur les planches.

      Il ne voulait pas de toutes ces jolies couleurs vives, voyantes, qui le tentaient pourtant. Car comment les porter ensuite sans attirer l'attention et se faire prendre sottement.

       Il avait eu le temps d'y réfléchir dans son bush troublé par des chants d'oiseaux invisibles et les cris des bandes de makis qui sautillaient à bonne distance de lui.

      Ses mains palpèrent, tâtèrent ; les dessins, les couleurs, hélas, n'avaient pas de relief. Tout était uniformément lisse.

      Il n'arrivait plus à se remémorer l'emplacement des ballots de soga, à la teinte neutre, qu'il avait observés dans la journée. D'ailleurs il étaient disséminés selon leur qualité sur plusieurs étagères différentes.

      Un chien, sur la piste, aboya.

      S'il réveille le gardien ! Le karany ! Vite, vite, il empoigna le premier rouleau devant lui, franchit les daba sans encombre, chut sur les sacs de l'extérieur.

       Le ronflement de Limbeza s'était tu. Le gardien, mal éveillé, ne voyant rien dans la nuit totale se tint coi.

       Les rats ! ou les chiens ! pensa-t-il.

       Regosy s'efforçait à respirer calmement. N'entendant pas le veilleur bouger, il traversa la cour, baissé, le tissu contre sa poitrine.

       Une faible lueur de lampe à pétrole se mouvait dans la chambre du karany, Regosy ne trouvait plus le trou de la sortie. La porte s'ouvrit avec des grincements; il s'aplatit sur le sol.

       - Où est ce maudit trou !

      Et l'Indien s' avança dans le noir. Il voit sa flottante culotte blanche qui lui sert de pyjama se déplacer lentement.

       Regosy, fataliste, se dit : pas de chance, comment fuir ? Je suis pris.

      Mais un imperceptible bruit de pluie le rassura. Le commerçant urinait tout simplement dans un coin et sa silhouette fondit à nouveau dans l'accompagnement d'un faible crissement de porte refermée.

       Limbeza toussa pour que son patron l'entende - il garde bien ! Regosy trouva enfin de sa main libre l'ouverture au ras du sol et il fila silencieusement sur la piste poudreuse pendant qu'un chien recommença à aboyer.

      

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       Consternation dans la case. Le soleil commence à filtrer au travers les roseaux de la paroi et Regosy voit son tissu déroulé, magnifique de coloris.

       De grands oiseaux bleus aux ailes déployées sur fond jaune parsemé d'énormes pétales rouges.

       Quel beau morceau de lamba pour une femme. Velouté, épais.

     

    Et le chien aboya

     

       Mais même une lanière pour remplacer seulement son salaka, il ne peut.

       Avec un oiseau aux fesses, et une fleur rouge devant, tous les indiscrets - et discrets,  auraient vite fait de lui en demander l'origine, le pourquoi d'un tel choix, lui qui manquait autant d'argent que d'imagination !

       Bref, toute la forêt le saurait, puis le village, puis l'Indien.

      Tandis qu'un bout de soga terne, tout le monde en a.

     

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       Le lendemain, jour de marché, le boutiquier et ses deux aides débitèrent du tissu, du pétrole, du sel, du paraky jusqu'au soleil déclinant.

      Cette journée, toute la brousse venait, à pied ou en charrette. Regosy resta dans la forêt pour dénicher un nid d'abeilles dont il était habile à se saisir et friand du contenu.

       Le commerçant ne semblait s'être aperçu de rien. Regosy ne pouvait le savoir et embarrassé, dormit de longues semaines sur son rouleau de tissu caché sous sa natte. Les cafards et les rats commencèrent à y faire des trous en étoile.

       Il alla consulter le très respectable Fetrika, sage et de bon conseil, et lui raconta.

       - C'est déjà une ancienne histoire. On n'a pas vu de gendarme. Le karany n'a donc rien dit ou rien remarqué ! Alors, donne-moi ce coupon, je vais le répartir entre les gens du village, moi, personne ne m'interrogera, et toute la communauté en profitera.

       Regosy ne voyait pas d'autre solution que celle, bâtarde, du vieux. Ils se taillèrent chacun un bon morceau, suffisant pour s'enrouler dedans la nuit. Le reste, dans leur minuscule hameau, fut rapidement partagé.

       La récolte de maïs ayant été bonne, le jour de marché devenait un vaste échange entre le commerçant qui pesait sec les sobika de grains apportés et cédait des marchandises minutieusement débitées.

       Le village de Regosy y défila aussi, remportant un franc succès, car tous les membres portaient le même tissu fleuri autour de la taille ou des épaules.

       Le karany ouvrit de grands yeux qu'il avait noirs.

       Les oiseaux bleutés se mouvaient devant lui, pendant que le maïs dégringolait sur sa balance. Quand en avait-il vendu en telle quantité ? Il ne se le rappellait plus.

       Ses questions trouvèrent un mur ou une réponse vague, uniforme. C'est le vieux Fetrika qui l'a ramené de Tuléar... Le vieillard, lui, ne bougeait pas du hameau, lissant indéfiniment, machinalement les longs poils blancs de son menton. L'Indien, méfiant, se rattrapa sur leurs achats de pétrole de sel, de sucre. Toujours ça de pris.

       Et les corolles sur fond jaune fleurirent temporairement tous les coins du marché par un va-et-vient joyeux, bruyant, pendant que les oiseaux ondulaient gracieusement sur les hanches des femmes jacassantes.

     

    Et le chien aboya

     

    Toutefois Regosy ne recommença plus jamais.

    De longues semaines dans la crainte, la peur d'être pris l'avaient guéri de ce genre d'expédition.

     

     Louis SZUMSKI


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