• * Aloalo

    Rohivo et Balira s’ignoraient. Ils n’y étaient pour rien de cet état de choses, ne s’étant jamais rencontrés parmi les caillasses des plaines mahafaliennes interminables qui semblaient s’engloutir dans l’horizon. Ils erraient, seuls, chacun de son côté, avec quelques bêtes qui les suivaient par instinct plutôt que domestiquées – car elles s’étaient aperçues que l’homme circulait toujours d’un point d’eau à un autre, et qu’autour il y avait habituellement des herbacées, parfois rugueuses, mais moins que toutes les brindilles jaunies qui duvetaient les cailloux et les rochers blancs.

    Rohivo s’arrêtait à un sakoa aux fruits acides, à l’ombre fraîche et aux amandes douces ; des fruits qu’il cassait et avalait nonchalamment, à l’abri du soleil, pendant que le bétail haletait à ses côtés, guettant ses mouvements, car vers la tombée de la nuit il les menait à un lit de sable apparemment desséché mais qui décelait fréquemment une nappe souterraine où tous s’abreuvaient longuement.

    * AloaloSakoa. Alain Rasolo

    A peu de choses près, Balira et son troupeau suivaient le même rite, quelque part là-bas dans la brume violacée, sous un sakoa identique, pendant que les boulettes jaunes gorgées de pollen des rohy épineux embaumaient dans le vent tiède, chatouillant agréablement les narines de Balira qui éternuait.

    La solitude, toutefois, pesait aux deux, chacun se croyant désespérément seul dans le Mahafaly brûlant. Ils ne se rappelaient pas depuis quand et comment ils se trouvaient là.

    Et Balira se mit à rêver à d’autres formes humaines avec qui il pourrait s’entretenir. Il la voyait déjà pleine de lignes tendres et peu à peu il matérialisa ce rêve ; ayant abattu un sakoa vénérable qui ne portait plus que de rares feuilles et encore moins de fruits, d’une pierre bien tranchante il entailla le tronc et bientôt, aussi grande que lui, se profila une femme de bois dur qu’il contempla avec orgueil. Il la déplaçait sans cesse, la mettait parmi le troupeau qui restait autour, comme rassuré par cette nouvelle venue silencieuse. Au point d’eau, il l’aspergeait et elle reluisait alors, presque vivante.

    Rohivo aussi, courbé sous la pesante solitude, songeait à une compagne ; il la voyait à son image, mais de traits plus flous. Il ne sculpta pas, lui, mais il habillait en pensée sa future femme : il piochait souvent dans des tumulus de roche brisées d’où lui étaient apparues des étincelles de lumières closes qui l’avaient intrigué. Dans la masse rocailleuse, il extirpa des couleurs en pierre, du quartz, du grenat rose et des débris bleus et jaunes. Il en faisait des parures, des colliers, des bracelets à l’aide de fibres végétales : « ce sera pour elle ! » Il tressa aussi, avec des cocons brillants décrochés dans les branches de famaty, des lamba resplendissants : « elle sera bien habillée ! »

    En se désaltérant dans un trou de sable, il vit et ramassa, non pas des brisures de mica qui argentent le sable mahafalien, mais de la poudre plus foncée, comme d’or, qu’il recueillit dans des calebasses de courges vidées : « tout cet or sera pour elle ! »

    Les pensées de Balira, de Rohivo, cheminaient ainsi, parallèlement, mais concrétisées quelque peu différemment.

    D’errance en errance, le bush xérophytique parcouru en tous sens, sans limites, il arriva qu’aux bêlements de chèvres répondit un autre bêlement de chèvres semblant sortir du vent, atténué comme un écho. Mais Balira ne s’y trompa pas. Il devait y avoir des chevreaux en difficulté par là-bas dans les épineux. « C’est toujours bon à prendre, allons », se dit-il. Rohivo, que les mêmes sons éveillèrent, se dirigea vers ces caprins qui n’étaient à personne, donc à lui, et son bétail devenu bruyant le suivit. Bouche bée ils restèrent, en se dévisageant pendant que leurs bêtes s’emmêlaient en un unique troupeau. Ils se ressemblaient comme deux frères. Après avoir épuisé les : « ça ! ben, alors ! », ils poussèrent leurs bêtes devant eux, ragaillardis de n’être plus seuls sur terre, et ils se dirigèrent tout d’abord vers le gîte temporaire de Balira, au bord d’un suintement d’eau.

    Il faillit trébucher sur une souche, mais se rattrapa, bégayant seulement de stupeur, Rohivo, lorsqu’il vit une femme dans le campement. « Elle est en bois, hélas ! » lui dit Bahira. Sa fébrilité tomba et ils se découvrirent leur rêve commun. Rohivo sortit ses trésors pour en recouvrir la statue de sakoa qui avait une impressionnante allure ainsi parée. Ils la regardaient, les soirs surtout, où leurs bavardages se prolongeaient quand la lune toute ronde mettait du glauque sur le bush grisonnant.

    Ils se frottèrent les yeux subitement, croyant voir la statue se dédoubler : « à force de regarder peut-être ! » Mais non, dans le vert bleu crépusculaire s’avançait la soeur de la statue, il n’y avait pas de doute. Elle n’avait pas de parures, rien qu’un pagne de fibres et des longs cheveux noirs. Quelques brebis trottaient devant elle. Ils se précipitèrent, l’effarouchant, mais ses grands yeux étaient surtout emplis de curiosité. « Je m’appelle Filao. Je me croyais seule ici et voilà que je rencontre deux êtres comme moi. Mais c’est merveilleux ! » laissa-t-elle échapper. Car sa pénible solitude appartenait désormais au passé, elle le pressentait.

    On mangea, palabra toute cette belle nuit durant. L’aube les vit, épuisés, se contemplant mutuellement à la lueur blafarde, précédant le soleil encore enfoui dans l’ouate de l’horizon.

    Finie la solitude, mais les soucis étaient là, en rangs serrés maintenant. Rohivo suggéra : « comme toi, Balira, tu as déjà une compagne, Filao restera avec moi ». Et dans sa précipitation il continua : « garde les parures avec, garde tout ; comme cela ta statue sera toujours plus belle ». Balira croyait voir l’or, les pierres briller sur sa compagne sakoa, mais c’était des larmes de dépit au coin des yeux qui irisaient tout ce qu’il voyait autour de lui.

    Filao, éblouie par tant de pierreries, n’hésita pas une seconde et déclara tout net qu’elle serait la compagne de celui à qui appartenait les bijoux. Rohivo toussa, mais toussa à en pleurer de rage, tandis qu’une lumière irréelle irradiait du visage de Balira. « Non, ce n’est pas juste, Balira, tu as la statue, tu as l’or, tu ne peux en outre garder Filao, conviens-en. »

    Il n’en convenait en rien, Balira, et hâtivement rétorqua que Filao avait décidé : « n’en parlons plus, restons amis !

    - Facile à toi de le dire ! Dans ce cas, rends-moi mes pierres, ma poudre d’or.

    - Cela non, jamais, tu m’as tout donné, Filao peut le certifier.

    Il la voyait déjà lui échapper, elle qui regardait fixement les objets brillants. Se retrouver avec sa statue de bois, impossible.

    Ils ne savaient pas encore ce que c’était de se battre et ils prirent une pause de profonde réflexion, pendant que Filao palpait avidement les grenats et laissait filtrer entre ses doigts de l’or fin retombant à ses pieds. « De toute façon, dit-elle, c’est à moi, tout cela. » Et, se retournant vers eux qui pour la première fois peinaient du cerveau : « alors, lequel de vous sera mon mari ? » Un silence embarrassé fut la réponse. Elle trépigna du pied qu’elle avait petit et déclara tout naïvement : « il n’y a qu’une femme, il ne peut y avoir qu’un mari, l’autre doit disparaître ». Ils hochèrent la tête du même mouvement d’approbation. Elle reprit : « moi, quand je tue une de mes brebis pour manger de la viande, je lui fais prendre du lombiry (suc de lianes aux fleurs violettes), car je ne suis pas assez forte pour l’assommer. Je vais faire de la tisane, dans l’un des récipients je mettrai du lombiry, vous choisirez au hasard ». Et ainsi, songea-t-elle, j’aurai ma tranquillité et toute cette richesse. Ne trouvant absolument rien d’autre à proposer, la solution de Filao fut adoptée.

    Ils burent et l’un d’eux mourut comme convenu. Le couple construisit un tombeau de pierres calcaires qui, à foison, recouvraient le sol. Ne pouvant trimbaler la statue et par une bonne pensée du rescapé réjoui, ils la fichèrent au milieu des pierres entassées avec quelques ustensiles lui ayant appartenu : « ainsi il ne sera pas seul ».

    Telle est une des origines de l’aloalo (hauts poteaux de bois sculptés) en pays mahafaly, dont la coutume déborda jusqu’au pays karimbola, en Androy, où les plus beaux aloalo existent encore dans la périphérie de Beloha.

     

    * Aloalo

    Mamy Khaa


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